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L’effet de sidération, le grand oublié de la nouvelle loi suisse sur le viol

Vendredi 9 Décembre 2022

En 2022, le Conseil des États s’est attelé à reformer la loi en matière de violences sexuelles. Pour les milieux féministes et les associations de victimes, la notion de consentement n’est pas suffisamment explicitée et surtout ne tient pas compte de l’état de sidération, réponse psychologique se caractérisant le plus souvent par une immobilité tonique en réponse à une menace aiguë. Explications.


« Insuffisant !» Voilà la réaction des milieux féministes qui attendaient beaucoup plus de la réforme de la législation sur le viol votée le mardi 7 dernier juin par le Conseil des États. Jusque-là, le viol était reconnu par la justice suisse seulement en cas de pénétration vaginale contrainte par une menace, une violence physique ou psychique d’un individu du sexe masculin.
Depuis la votation du mois de juin par le Conseil des États - 26 voix contre 17 – sur le droit pénal en matière sexuelle, d’autres formes d’atteintes physiques, orale et anale, seront également reconnues comme un viol. Une avancée sur le sujet sensible et délicat du viol mais qui a comme limite de ne prendre en compte, dans la définition du viol, que le refus explicité exprimé par la victime : « non, c’est non ».
Or, comme l’exprime Lisa Mazzone, conseillère aux États (GE), membre des Verts à Keystone-ATS le 7 juin 2022 : « il existe un risque non négligeable qu’une partie des viols ne soient pas couverts par les nouvelles dispositions du droit ». En effet, certaines victimes de viol, celles qui subissent une « immobilité tonique » - ce qui signifie qu’elles ne sont plus capables de bouger –, sont très souvent dans un état de sidération : elles ne sont plus en mesure ni de verbaliser ni de démontrer physiquement leur refus d’un rapport sexuel. Elles subissent dans ce cas un viol sans être capables de réagir. Pour l’élue genevoise, il s’agit de tenir compte de cette réalité et de faire en sorte que « le consentement soit explicitement donné. La variante "oui c'est oui" est la seule qui puisse assurer l'autodétermination sexuelle. Face à un doute ou à la non-participation de sa partenaire, l'initiateur d'un acte sexuel doit s'informer de son consentement. » affirme-t-elle à Keystone.
Pour le camp opposé, cette variante comporte un risque de criminaliser la sexualité. Toujours à l’agence de presse, Beat Rieder, conseiller des États (VS) et membre du parti démocrate-chrétien suisse, exprime que « l'option du refus est une vision plus positive de la sexualité, fondamentalement voulue par les deux partenaires ». Pourtant, ce 20 octobre dernier, la Commission des affaires juridiques du Conseil national s’est réunie et, à l’inverse du Conseil des États, a privilégié, par 15 voix contre 10, l’expression explicite d’un consentement. « Ainsi, quiconque commet un acte d’ordre sexuel sur une personne « sans son consentement » est coupable d’atteinte sexuelle, de contrainte sexuelle ou de viol » peut-on lire dans le communiqué de presse publié le lendemain de la réunion.
Contrainte vs consentement
L’avocate Camille Maulini, spécialisée dans la défense des victimes de violences conjugales et sexuelles, et membre du comité de l’Association des Juristes Progressistes (AJP), se confiait sur la question, en novembre 2020, au quotidien Le Temps. Pour elle, la notion de contrainte par la menace et la violence physique ou psychique inscrite dans l’article 190 du Code pénal suisse définissant le viol, et qui n’a pas subi de changement lors de la réforme de juin 2022, ne prend pas en compte l’incapacité à se défendre d’une victime en état de sidération. Elle précisait ainsi : « Bien souvent, l’auteur n’a pas besoin de recourir à la violence exigée par la jurisprudence. Il est médicalement établi qu’une personne agressée est souvent incapable de réagir. »
Dans le même sens, Amnesty International avait pris position à l’occasion de la procédure de consultation sur l'avant-projet de loi relatif à la définition du viol (article 190). L’ONG regrettait que cette nouvelle version de la loi vise à « maintenir une définition du viol axée sur la force/la contrainte et la résistance. L’approche « non veut dire non » suggère que les personnes consentent toujours à un rapport sexuel, à moins qu'elles ne fassent une déclaration contraire. Cette approche ne tient pas compte des situations dans lesquelles une victime n’est pas en mesure de résister », c’est-à-dire les victimes en état de sidération.
En outre, relevait encore Amnesty, la variante proposée par le Conseil des États ne serait d’ailleurs pas conforme à la Convention d'Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique, convention adoptée par le Conseil de l’Europe. En effet, cette convention préconise que « le viol soit défini comme une violation de l’autodétermination sexuelle et sur la base de l’absence d’un consentement librement donné ». Nombreuses sont les associations, les professionnelles et les élues qui tentent de mettre en lumière l’importance de l’effet de sidération, récurrent dans le viol. Mais aussi le corps scientifique. Une étude suédoise publiée en juin 2017 par la « Nordic Federation of Societies of Obstetrics and Gynecology » sur « l’immobilité tonique lors d'une agression sexuelle - une réaction commune prédisant un trouble de stress post-traumatique et une dépression sévère », rapporte que 70% des victimes intérrogées (298 femmes) avaient vécu leur agression dans une immobilité importante.
Besoin de reconnaissance 
Pour Daisy Joce, psychothérapeute qui suit des victimes de viol, « il est temps que la justice évolue. Les victimes attendent une reconnaissance de leur traumatisme ». Les professionnelles de la santé comme la psychothérapeute ou la Grève feministe genevoise espèrent aussi que l’ensemble du corps médical - et pas seulement les services de traumatologie – apprenne à prendre en charge professionnellement les victimes, le plus vite possible après le traumatisme. En effet, le travail de reconnaissance commence à ce moment précis et influence fortement la manière dont la suite de la procédure sera vécue. À nouveau, dans la déclaration de la Grève Féministe Genevoise sur l’« invisibilisation de la sidération » du 8 mars 2022, le collectif dénonce la mauvaise prise en charge des victimes : « Le personnel soignant n’est pas toujours formé à dépister et traiter ces psychotraumatismes, alors que, dans le cas où les victimes sont prises en charges assez rapidement et traités correctement, ces conséquences dramatiques peuvent être évitées ». Il semble donc primordial, pour que la prise en charge des victimes d’un viol en état de sidération s’améliore, qu’elles soient accueillies par des professionnels compétents, mais aussi – c’est essentiel – par la police d’abord et la justice ensuite, tous formés pour tenir compte, dans la question du consentement, des mécanismes neurobiologiques en général et de l’effet de sidération en particulier.

Non ou oui ?

L’expression d’un refus lors d’un viol, « non, c’est non » implique que la victime a exprimée clairement un non avant ou pendant l’acte sexuel à l’autre entité pour faire savoir son non-consentement à réaliser un acte sexuel. C’est, donc, à la victime de faire savoir ses intentions. Tant que la personne ne dit pas non, on part du principe que c’est un rapport consenti. À l’inverse, le « oui, c’est oui » s’inscrit dans une logique d'affirmation de son consentement. Comme l’explique Marylène Lieber, cette variable inverse les rôles. L’autre partie de la relation doit s’assurer du consentement explicitement exprimé de la personne avec qui elle veut engager une relation sexuelle.
 

L’effet de sidération lors d’un viol, un réflexe de survie

Aujourd’hui, il est prouvé scientifiquement qu’une victime ne peut pas toujours se défendre physiquement ou fuir son agresseur et qu’elle peut subir un viol sans pouvoir bouger ou parler. En d’autres termes, elle est en état de sidération. Explications
 
L’imaginaire collectif est marqué par une certaine image du viol colportée dans de très nombreux films, médias et livres : le viol est perpétré, tard dans la nuit, par un inconnu déséquilibré, dans une ruelle sombre ou dans le sous-sol d’un parking ; la victime hurle et se défend. Ces scènes sont, très souvent, sans aucun rapport avec la réalité. Selon une enquête menée en 2015 par l’association « Mémoire traumatique et Victimologie » qui a interrogé 1214 victimes, dans 77% des cas l’agresseur est, en effet, connu de la victime.  Ce fut le cas pour Laura*, violée par son ancien petit ami. « C’est comme si j’étais morte » a témoigné la jeune femme lors d’un rassemblement à Plainpalais organisé par la Grève Féministe, le 17 avril 2022. Il se trouve que l’effet de sidération se déclenche d’autant plus « lorsque la violence est forte, que la victime est jeune et que l’agresseur est un proche ou un parent » peut-on lire dans la déclaration de la Grève Féministe Genevoise sur l’« invisibilisation de la sidération » du 8 mars 2021. Ce phénomène est passé à la loupe depuis plusieurs décénnies par des scientifiques du monde entier. Le National Institute of Health publiait déjà en 2007 un rapport sur l’« Exploration des réactions humaines à un facteur de stress » qui explore aussi l’état de sidération dans d’autres événements traumatiques.
 
Dans un article d’Amnesty International publié en décembre 2020, le psychiatre et psychothérapeute Jan Gysi, spécialisée dans les violences sexuelles, explique : « La sidération, appelée Freezing en anglais, est une réaction physiologique à une menace aigüe, que nous pourrions toutes et tous expérimenter ». La professionnelle ajoute : « Quelqu’un peut détenir une ceinture noire en karaté, et se retrouver quand même dans un état de sidération ». Le corps décide, indépendamment de la volonté de la victime, de supprimer ses comportements défensifs. La victime se retrouve alors immobile ou très ralentie dans ses mouvements avec une respiration bloquée qui l’empêche de crier à l’aide. « La situation incompréhensible, inhumaine et d’une violence interpersonnelle touchant à l’intégrité physique et psychique de l’individu déclenche cette réaction de survie. Le système nerveux disjoncte pour protéger la victime qui ne peut plus calmer sa réaction émotionnelle face au stress vécu. Sans ce mécanisme, l’organisme pourrait succomber à des doses mortelles de sécrétion de cortisol et d’adrénaline » ajoute la psychologue suisse Daisy Joyce. Pour finir, l’état de sidération touche particulièrement les enfants, « les principales victimes des violences sexuelles, puisque 81% des victimes sont mineures au moment de la première agression ». C’est ce que révèle l’enquête de la psychiatre française, Muriel Salmona, Impact des violences sexuelles de l’enfance à l’âge adulte (IVSEA), publiée en 2015. Dans le cas de ces violences intrafamiliales incestueuses et pédocriminelles, l’enfant ou l’adolescent ne peut comprendre qu’une personne censée l’aimer et prendre soin de lui puisse commettre un tel acte. En état de sidération, appelé également état de dissociation, il lui est impossible de réagir physiquement ou verbalement, et ceci, dans tous les cas.
 

Après la sidération, le trou noir

Un viol en état de sidération n’est pas sans conséquences et entraine des séquelles pour les victimes, surtout au niveau de la mémoire. Si de nombreuses études et scientifiques apportent des réponses sur la mémoire traumatique, ces amnésies ne simplifient aucunement le parcours juridique que peut traverser les victimes.
 
Durant ce processus de protection neurologique survenant lors de l’état de sidération, certaines personnes, sous l’effet de cette anesthésie émotionnelle ne vont pas intégrer ce traumatisme dans leur mémoire. Elles ne s’en souviendront souvent que des mois, voire des années plus tard. L’effet de sidération provoque en effet des blocages dans la mémoire, dans le but de protéger la victime. D’après de nombreux récits, s’il est déjà difficile pour les victimes de porter plainte après un viol, récent ou non, il semble que la tâche soit encore beaucoup plus difficile quand il sera exigé de la victime qu’elle prouve son absence de consentement. « Dans le cas d’une victime sous état de sidération qui porte plainte, elle se retrouve souvent dans une situation de parole contre parole, ayant moins de preuves tangibles. La Justice n’a aucun mal à condamner un viol rentrant dans les critères du mythe du viol – voir plus-bas – et est dépossédée d’outils juridiques pour ces viols. Par conséquent, les victimes ont peur, en plus de la honte, souvent ressentie, de ne pas être crues, une situation les décourageant à porter plainte » met en lumière Marylène Lieber, professeure ordinaire au Département de sociologie et directrice de l’Institut des études genre à l’Université de Genève.
 
Il faut savoir qu’en Suisse, seulement 1% des plaintes déposées pour viol sur un adulte arrivent devant une juridiction pénale et seulement 0,3% quand il s’agit d’enfants !
Daisy Joyce, ne les encourage pas forcément à porter plainte tant le chemin de la justice est long, difficile et parfois même traumatisant.  Pourtant, depuis plus de 20 ans, Muriel Salmona alerte et met en lumière les conséquences de la mémoire traumatique. L’auteure de nombreux livres sur le sujet comme « Le livre noir des violences sexuelles », publié en 2013, dénonce en particulier les agressions sur mineurs, la tranche d’âge la plus touchée par le viol. Selon plusieurs enquêtes dont celle réalisée par la psychiatre (IVSEA), 40% d’entre eux subissent des amnésies totales après une ou plusieurs agressions sexuelles et, donc, ne souviennent que plus tard de la violence subie, « à un moment où la victime se retrouve à nouveau dans une situation où elle se sent en sécurité sans pour autant aller bien » confit-elle lors de l’émission de TV5 Monde, « 7 jours sur la planète », le 25 janvier 2020. Dans d’autres situations, une odeur, une matière, un bruit, un rien peut ramener la victime à se souvenir, souvent sous forme de flashbacks. Pour accompagner les victimes, des associations comme Viol-Secours, basée à Genève, les aide dans ce travail de mémoire. « Nous les accueillons, peu importe où elles se trouvent dans leur chemin de prise de conscience. Elles arrivent avec l’impression d’être folles et nous les accompagnons dans ce parcours de reconnexion à soi. Cela prend du temps et nous sommes là pour elles. On les croit » confie Clementina Amarta, membre de l’équipe.
 

Fanny Graf


L’Ecole de Iournalisme et de Communication de Genève

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