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Fifille, l’art à fleur de peau

Mercredi 1 Décembre 2021

PORTRAIT Une plongée dans l’univers de Fifille, jeune tatoueuse genevoise à la plume aussi lucide que délicate.


© fifififififififififififififi
© fifififififififififififififi
Cueillie au saut du lit par un vendredi matin ensoleillé, sirotant sereinement son café les cheveux dénoués, Fred nous ouvre les portes de son appartement genevois. Virtuellement du moins, car en raison de la situation sanitaire, l’entretien ne peut se faire que par écrans interposés… La barrière numérique est cependant bien vite oubliée tant l’accueil de la tatoueuse est chaleureux et spontané. Son blaze ? Fifille, mais c’est sous l’insolite pseudonyme de Fifififififififififififififi que l’artiste de trente ans s’est fait connaître sur le réseau social Instagram. Elle rit: « Tous les Fifille étaient pris, j’ai ajouté des « fi » jusqu’à trouver un nom d’utilisateur disponible. J’ai dû aller jusqu’au 14ème! Je l’ai gardé, c’est marrant et on s’en souvient ».
Simple et efficace, deux termes qui caractérisent du reste parfaitement le style de la jeune femme : des phrases courtes, percutantes, à la manière de petits éclairs de vérité presque proverbiaux. « Ce que j’écris ne m’appartient pas toujours; cela peut par exemple émaner d’une histoire qu’on m’a racontée. Ce n’est pas toujours personnel, mais ça me fait ressentir des choses qui le sont », précise la tatoueuse. Un mélange d’universel et de particulier auquel beaucoup s’identifient. Ils sont d’ailleurs de plus en plus nombreux à se faire tatouer ses créations littéraires, séduits par cette écriture instinctive et spontanée. « Ces phrases me sortent comme ça, je ne peux pas le contrôler. J’ouvre le carnet et zou! Une fois que c’est sorti, c’est comme expulsé, il n’y a plus rien à en faire, explique Fifille en s’allumant une cigarette. Ensuite, si les gens veulent se les faire tatouer, c’est cool ».
Sensibilité exacerbée
Pour Fifille, l’art est avant tout un moyen d’exprimer sa sensibilité exacerbée, mais elle n’a pas toujours connu cet exutoire. Les yeux dans le vague, elle évoque un début de vingtaine tumultueux, volcanique. « C’était le bordel. La responsabilité, la pression des tiers pour que tu deviennes adulte alors que tu ne sais même pas ce quil se passe. Avancer en se prenant des tornades émotionnelles dans la gueule. J’accusais la société, les émotions… Je gardais tout en moi sans savoir comment l’exprimer ». Par la thérapie et la découverte de soi, la jeune femme parvient finalement à extérioriser ce surplus émotionnel, un apprentissage qu’elle parachève lors de son voyage en Amérique latine.
Aujourd’hui, c’est la plume au poing qu’elle fait face à cette époque « chelou » qu’est la nôtre. « J’accuse ce que je ne peux pas changer et je me bats contre ce qui ne me plaît pas, par l’art surtout. Je suis très critique sur le monde dans lequel on vit, mais je ne le prends plus comme un barrage à mon bonheur.» Les pieds sur terre et la tête dans les nuages, Fifille s’implique dans la défense des causes qui lui tiennent à cœur, à l’image des personnalités (majoritairement féminines, souligne-t-elle en riant) qu’elle admire. Quelques exemples? La jeune femme cite pêle-mêle Frida Kahlo, Stephen Hawking, les spécialistes africains de chirurgie reconstructrice - et surtout sa grand-mère et sa mère. Enfant du vingt-et-unième siècle, elle en célèbre la diversité et se bat pour un monde cosmopolite, où chacun pourrait trouver sa place.
Celle de la jeune femme s’impose comme une évidence le jour où une amie lui fait cadeau d’une machine à tatouer. Dans cet univers alternatif, elle découvre une communauté soudée autour de valeurs bien ancrées et d’une conception du corps libérée des injonctions sociétaires. « Les nanas que je tatoue ont souvent un caractère bien trempé et s’impliquent dans de nombreuses de causes, comme le féminisme. On sent que leur corps leur appartient et pas inversement » déclare la jeune femme.
Et quel meilleur espace créatif que le tatouage, art en pleine expansion mêlant les styles les plus divers ? Pourtant, bien que célébré par les jeunes artistes, cet élan de diversité reste fortement critiqué par les tatoueurs dits « traditionnels ». « Ils te diront que ce que je fais n’est pas du tatouage, c’est clair et net », assène Fifille avec un sourire malicieux, mais sans colère. Et pourquoi s’en formaliser? S’affranchissant des contraintes techniques du dessin au profit de l’expression artistique totale, les tatoueurs nouvelle génération connaissent une popularité croissante qui n’a que faire des puristes médisants. Ces jeunes artistes évoluent principalement sur le réseau social Instagram, devenu depuis quelques années « le » réseau tatoo. « Hormis les gens de plus de quarante ans, toute ma clientèle se fait via Instagram, atteste Fifille. Sans ça, je ne sais pas comment on ferait ».
Cependant, si elle apprécie la mise en réseau et le partage artistique que permet cette plateforme, elle reste sensible à ses multiples défauts. Et d’évoquer l’aspect addictif et chronophage de l’application, ainsi que la pression quotidienne induite tant par l’affluence des demandes dans sa messagerie personnelle, que par les divers impératifs de vie idéale véhiculés par ce réseau social. « Il faut être doué, stylé, mener sa barque… » Cette perpétuelle injonction à être « au top », l’artiste la décrit comme inhérente à la jeunesse depuis les années 2000 mais semble toutefois s’en libérer peu à peu. « Avant, je me culpabilisais lorsque j’avais des jours down. Aujourd’hui, je ne m’en rends plus malade ». Elle nous partage ensuite son astuce des « jours messagerie ». « Je suis une véritable workaholic, confesse-t-elle en tirant une bouffée sur sa cigarette, j’ai beaucoup de peine à m’arrêter, mais j’y travaille : je prends des jours off et ne touche pas à mon portable ».
Confinement instructif
Le confinement de l’année dernière aura ainsi été une période hautement instructive pour la jeune femme qui s’étonne du calme et de la sérénité qu’elle a su en tirer. « Cela fait dix ans que je vois ma thérapeute et que je lui répète inlassablement les mêmes choses: je suis stressée, je suis fatiguée, je ne vais pas y arriver… » Ce ralentissement forcé lui aura permis de vivre à son rythme, d’écouter son corps et de pratiquer plus intensément des activités bénéfiques, telles que le yoga et la méditation. L’artiste qui se décrit comme une personne introvertie ajoute: « Il n’y a plus cette obligation sociale de sortir et de se montrer. Je n’ai pas eu une apparition d’anxiété en plusieurs mois, c’est incroyable. ».
La jeune femme se sait toutefois privilégiée : son travail alimentaire en marge de son activité artistique lui a en effet permis de percevoir un salaire durant ces mois de réclusion. Une exception dans le cercle des tatoueurs, ces derniers exerçant souvent de façon non déclarée. « Beaucoup de mes collègues ne s’en sont pas relevés et je peux te dire que c’est l’angoisse », confie-t-elle d’une voix redevenue sérieuse.
Elle reste aussi consciente des conséquences désastreuses de cette crise mondiale, ainsi que des nombreuses difficultés auxquelles nous devrons faire face. Mais l’artiste qui se définit comme une « catastrophiste utopiste » ne se limite pas à la considération des aspects négatifs de la situation. « Je tente de garder ce bien-être et cette qualité de vie que j’ai expérimentés durant ces drôles de mois, de ne plus me laisser happer par la frénésie de laction. Je pense que cest ça qui me rendait malade » réfléchit-elle en se servant une nouvelle tasse de café. « Je prie pour qu’on ne revienne jamais à un tel niveau de consumérisme, à une telle fureur d’achats, de voyages et d’activités ». Loin de cette frénésie, Fifille nous transmet un message plein d’espoir pour l’avenir, cet espoir qui point partout dans son art à fleur de peau. Doucement mais avec conviction, elle conclut par ces mots: « L’art peut sauver une personne. Ne cessez jamais de créer.

Anna Bonvin


L’Ecole de Iournalisme et de Communication de Genève

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